III
L’Unité de Contact Générale Substance Grise n’utilisait pas d’avatar. Elle s’exprimait par l’intermédiaire d’un drone asservi.
— Jeune dame…
— Ne me donnez pas du « jeune dame » sur ce ton protecteur ! explosa Ulver Seich en posant les mains sur les hanches incrustées de pierres précieuses de son scaphandre.
Elle avait toujours le casque sur les épaules, mais avec la visière relevée. Ils se trouvaient dans l’un des hangars de l’UCG, en compagnie de tout un assortiment de modules, satellites et autres équipements hétéroclites. Cet espace était toujours encombré, mais il l’était encore plus depuis que le petit module qui avait appartenu à l’UOR Sincère Échange de Vues s’y était installé.
— Ms Seich, ronronna le drone sans prêter attention à son mouvement d’humeur, je n’étais pas censé vous recueillir, ni vous ni votre collègue le Dn Churt Lyne. Je l’ai fait uniquement parce que vous étiez quasiment à la dérive dans une zone de guerre. Si vous insistez vraiment, je…
— Nous n’étions pas à la dérive ! protesta Ulver en agitant les bras puis en désignant le module du doigt. Nous étions là-dedans ! Il y a des moteurs, vous savez !
— Je sais, il y a des moteurs, mais très peu puissants. J’ai bien dit quasiment.
Le drone asservi au vaisseau, un assemblage de composants sans carter, flottant à hauteur de sa tête, se tourna alors vers Churt Lyne.
— Dn Churt Lyne, je vous souhaite également la bienvenue. Pourriez-vous essayer de persuader votre collègue Ms Seich que…
— Et ne parlez pas de moi non plus comme si je n’étais pas là ! fit Ulver en trépignant.
Le pont, sous les pieds de Genar-Hofoen, résonna. Jamais il n’avait été plus heureux de rencontrer une UCG. Quel soulagement d’échapper à ce satané module et aux humeurs corrosives d’Ulver ! Un vrai ravissement. Et Substance Grise l’avait salué le premier, remarquait-il.
Il avait enfin retrouvé sa route. Il ne lui restait plus qu’à arriver jusqu’à Couchettes, accomplir le travail et ensuite – si la guerre n’avait pas tout ravagé – se trouver un coin tranquille où passer une permission bien gagnée jusqu’à ce que les choses se tassent. Il avait encore du mal à croire que l’Affront avait réellement déclaré la guerre à la Culture. Mais, si c’était le cas, l’Affront allait vite être remis à sa place, et les ressortissants de la Culture qui avaient, comme lui, une grande expérience de cette jeune civilisation allaient être très demandés lorsqu’il s’agirait de gérer la paix et l’assimilation de l’Affront par la Culture. D’une certaine manière, cela lui ferait de la peine de voir ça ; il les aimait bien comme ils étaient. Mais s’ils étaient assez fous pour s’attaquer à la Culture, peut-être avaient-ils réellement besoin d’une leçon. Un peu de civilité forcée ne leur ferait pas de mal.
Ils n’allaient pas aimer cela, en tout cas, car les civilités en question allaient leur être inculquées en douceur, avec beaucoup de clémence et de patience, avec cette assurance inébranlable que la Culture ne pouvait s’empêcher d’afficher lorsque toutes les statistiques prouvaient que ce qu’elle faisait était justifié. Sans doute l’Affront préférerait-il être écrasé militairement, puis se voir dicter des conditions draconiennes. N’importe comment, quoi qu’il arrive par la suite, Genar-Hofoen ne doutait pas qu’ils se comporteraient vaillamment.
Ulver Seich, dans cet ordre d’idées, ne se débrouillait pas trop mal non plus. Elle exigeait à présent que le drone et elle soient immédiatement reconduits dans le module afin de pouvoir continuer leur voyage. Vu que sa première réaction, lorsque Substance Grise les avait contactés, avait été d’exiger qu’on les sauve et qu’on les prenne à bord immédiatement, c’était un peu culotté comme démarche, mais elle ne voyait pas les choses, apparemment, de cette manière.
— C’est un acte de piraterie ! glapit-elle.
— Ulver ! essaya de la raisonner Churt Lyne.
— Et ne va pas prendre son parti, maintenant !
— Je ne prends pas son parti, mais…
— Si, tu le prends !
La discussion se poursuivit. Le drone asservi du vaisseau regarda à tour de rôle son collègue plus âgé et la fille. Il s’éleva de quelques centimètres au-dessus du sol et retomba. Puis il pivota en direction de Genar-Hofoen.
— Excusez-moi, dit-il d’une voix tranquille.
Genar-Hofoen hocha la tête.
Churt Lyne fut coupé au milieu de sa phrase et descendit en douceur jusqu’au plancher du hangar. Ulver Seich fronça les sourcils, furieuse. Puis elle comprit. Elle se tourna vers le drone asservi en pointant sur lui un index furieux.
— Comment osez-v…
La visière de son casque se ferma avec un bruit sec. Sa combinaison désactivée lui imposa l’immobilité d’une statue. La visière incrustée de diamants jetait mille feux à la lumière du hangar. Genar-Hofoen eut l’impression d’entendre des hurlements étouffés venant de l’intérieur du casque.
— Ms Seich, lui dit le drone asservi, je sais que vous m’entendez. Je suis terriblement navré de me montrer si discourtois, mais je regrette d’avoir à vous dire que je trouvais ces discussions tout à fait stériles et inutiles. Le fait est que vous êtes actuellement en mon pouvoir, comme cette petite démonstration, je l’espère, vous en aura convaincu. Vous pouvez accepter votre nouvelle situation et passer les prochains jours dans un confort relatif, ou vous pouvez la refuser et vous faire enfermer, ou surveiller par une équipe de drones d’intervention, ou encore droguer pour éviter de nouveaux ennuis. Je vous assure que, si nous n’étions pas en état de guerre, je me ferais un plaisir de vous remettre, avec votre collègue, dans le module, et de vous laisser faire ce dont vous avez envie. En attendant, comprenez que, tant que je ne suis pas appelé à des actions militaires, vous êtes bien plus en sécurité à mon bord que si vous dériviez – ou même vous déplaciez avec un objectif en vue – dans un minuscule module sans défense qui pourrait être très aisément confondu, croyez-moi, avec un missile ou avec un vaisseau hostile par quelqu’un dont la philosophie serait de tirer d’abord et de reconnaître ensuite.
Genar-Hofoen vit que le scaphandre de la fille tremblait ; il se mit à osciller latéralement, comme si elle se jetait de son mieux d’un côté puis de l’autre. Il était sur le point de basculer et de tomber lorsque le drone du vaisseau produisit un champ bleuté pour le stabiliser. Genar-Hofoen se demandait à quel point il n’avait pas eu la tentation de le laisser choir.
— Si j’avais mon mot à dire, je vous laisserais volontiers partir, continua le drone. De toute manière, dès que je me serai acquitté de mon devoir envers Mr Genar-Hofoen et la section des Circonstances Spéciales, je suppose que vous aurez le droit de faire ce que vous voudrez. Merci de m’avoir écouté.
Churt Lyne jaillit dans les airs comme un bouchon, reprenant là où il s’était arrêté.
— … sonnable au moins une fois dans votre fichue existence d’enfant gâ…
Sa voix mourut, et il donna l’impression étonnante d’être accablé de confusion, pivotant d’un côté puis de l’autre.
La visière d’Ulver remonta. Elle était pâle, ses lèvres étaient serrées pour ne plus former qu’une ligne mince. Elle demeura un instant silencieuse, puis déclara :
— Vous êtes un vaisseau mal élevé. Vous n’auriez pas intérêt à venir un jour demander l’hospitalité au Roc de Phage.
— Si tel est le prix de votre acceptation de ma très raisonnable requête, jeune fille, marché conclu.
— Et vous auriez intérêt, également, à me fournir un logement un peu plus décent à bord de votre vieux tas de ferraille, continua-t-elle en indiquant Genar-Hofoen du pouce. J’en ai marre de respirer les émanations de testostérone de ce mec.